L’humour
L’humour est une des qualités les plus précieuses de l’esprit humain. L’homme sait rire dès sa naissance, avant même d’apprendre à parler. Son premier rire exprime le contentement mais, très vite, avant même de savoir baragouiner les premiers mots, le tout jeune enfant rit de situations qui lui semblent cocasses. Il perçoit le caractère comique, absurde ou décalé d’une situation, ce qui implique du recul par rapport à cette situation.
Le rire étant éminemment spirituel, les philosophes lui ont consacré de nombreuses pages. Mais comme la plupart des philosophes ne sont pas drôles, ces pages sont souvent très austères et presque risibles ! Spinoza vante les mérites du rire dans L’Ethique, où il le qualifie de « pure joie », et le présente comme une arme fondamentale de la liberté en ce qu’il nous libère de la peur. Bergson le dissèque dans Le Rire qui concerne essentiellement le rire comique et celui de la moquerie. Et on a même vu des médecins s’y intéresser, depuis la parution du premier Traité du ris de Laurent Joubert, publié à Paris en 1579, vantant les vertus de la bonne humeur sur la santé ! La vertu principale de l’humour : ses effets très bénéfiques sur la vie intérieure par une prise de distance lucide avec le réel.
Pour ma part, je ne distinguerai pas ici le comique proprement dit, le burlesque, du trait d’esprit raffiné ou de l’ironie acide. Ils expriment tous une forme particulière de l’intelligence et remplissent des fonctions similaires qui sont essentielles à l’équilibre de tout individu.
L’une des premières fonctions de l’humour est, à mon avis, de créer un lien d’humanité entre des individus. L’humour rassemble, crée immédiatement une communion, fait tomber toutes les barrières sociales et culturelles. Il est une vertu d’humanité, comme la connaissance ou la compassion.
La deuxième vertu de l’humour est la capacité à dédramatiser une situation en créant une distance ô combien nécessaire. Je me suis retrouvé spectateur de mes propres déboires, ce qui m’a permis d’en rire. Et le rire a fait fondre en quelques secondes mon énervement. L’humour a cette vertu extraordinaire de déjouer le tragique. La vie est tragique, avec son lot de maladies, d’échecs, de déconvenues, de désillusions, et elle culmine par cette tragédie ultime qui est la mort. Comme le dit Woody Allen : « La vie est insupportable, mais le pire c’est qu’elle s’arrête ! » En riant d’une réalité tragique, nous ne modifions certes pas la réalité, mais nous transformons la perception que nous en avons. Par ce regard décalé, nous nous libérons du caractère insupportable de cette situation.
Les soufis ont inventé de nombreux contes qui, à travers l’humour, transmettent un message spirituel d’une grande profondeur.
Pour moi le sommet de l’humour se manifeste dans les blagues juives, qu’elles soient religieuse ou profanes. Je me suis demandé d’où venait ce sens aigu de l’humour, particulièrement tourné vers l’autodérision, et ce foisonnement incroyables d’histoires, d’une drôlerie qui a presque toujours un caractère éminemment spirituel et existentiel. Les juifs se moquent d’eux-mêmes, de Dieu et de la vie. Je crois que cela tient à deux facteurs. Le premier est d’ordre historique. Parce qu’ils ont été persécutés pendant tant de siècles, les juifs ont développé une forme d’ironie très particulière : rire de soi, du regard méprisant que les autres portent sur nous, de ses malheurs, permet de les relativiser. Le second est d’origine religieuse : c’est le poids écrasant de la mission divine dont ils affirment être dépositaires. La Bible dit que Dieu a fait une alliance unique avec ce petit peuple. C’est tellement énorme… que mieux vaut en rire !
L’ironie est l’une des armes de la philosophie grecque. Les célèbres Cyniques en faisaient bon usage pour transmettre leur vision subversive des valeurs. Ils avaient choisi un mode de vie radicalement pauvre et enseignaient par l’exemple et par des brèves sentences sibyllines ou ironiques plutôt que par des longs discours. Le plus célèbre d’entre eux, Diogène de Synope, a vécu au IVe siècle à Athènes… dans son fameux tonneau. Il n’hésitait pas à mendier auprès des statues « pour s’habituer au refus ».
Socrate avait usé de la même arme pour déstabiliser ses interlocuteurs. L’humour, la moquerie lui semblaient en effet les seuls moyens réellement efficace de les amener à une vraie prise de conscience.
Hormis quelques mots d’esprit d’ici ou là, l’humour n’est plus guère utilisé comme moyen d’enseigner. Montaigne, Spinoza et surtout Nietzsche ont su manier l’ironie, mais ils demeurent des exceptions. Cela n’est peut-être pas sans rapport avec la longue influence de la pensée chrétienne sur les esprits occidentaux, qui, à l’inverse des courants juifs, bouddhistes ou musulmans, en est singulièrement dépourvue. L’humour est totalement absent des Évangiles et la question qu’Umberto Eco fait poser par l’un de ces moines dans son livre Le Nom de la rose n’est pas dépourvue de sens : « Le Christ a-t-il ri ? »
Petite blague catholique :
Un missionnaire marche dans la savane et se trouve soudain face à un lion rugissant. Le prêtre supplie Dieu de lui venir en aide : « Seigneur inspirez des sentiments chrétiens à ce fauve ! » Aussitôt un miracle se produit. Le lion arrête sa course, se met à genoux et prie : « Mon Dieu, bénissez ce repas. Amen. »